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Red Flag Over Paris

Le tournoi sur A Gest of Robin Hood a été pour moi – et vous aussi je l’espère – l’occasion de découvrir Fred Serval, jeune auteur plein d’avenir et fondateur de la chaîne Homo Ludens, et surtout Red Flag Over Paris, son premier jeu publié par GMT Games. Il nous en parlait longuement dans l’interview en fin d’article et plus il le faisait, plus je me disais que même si le cadre historique me laisse de marbre, il me faudrait l’essayer. Et vous savez quoi ? Le jeu est enfin arrivé ! Alors, ai-je bien fait de le précommander ? Vais-je me venger dans les lignes qui suivent de la cuisante défaite que Fred m’a infligée lors de notre partie sur Vassal, dont vous trouverez quelques captures ici-même ? Mes questions sont-elles toujours aussi peu inspirées ?

Pour ceux qui ont la flemme de revenir sur mon précédent article pour découvrir de quoi il retourne, Red Flag Over Paris est, à l’instar de Fort Sumter dont il s’inspire, un « lunchtime Card Driven Game (CDG) », comprendre un wargame jouable en moins d’une heure et doté d’un livre de règles de moins de 400 pages. Oui, ça n’est pas commun donc remercions Fred de ne pas avoir à poser deux jours de congés à chaque fois que l’on veut faire une partie.

Le jeu, prévu pour un à deux joueurs, a pour cadre historique la Commune de Paris de 1871 et voit chaque joueur incarner un camp : soit les Communards (en rouge, donc les méchants), soit le gouvernement en place à Versailles (en bleu, les gentils). La bataille pour la victoire se jouera sur deux niveaux : le politique et le militaire avec des conditions de victoire différentes pour chaque camp.

La partie se déroule sur un maximum de trois tours avant une Crise Finale. Chaque joueur va tout d’abord pioche une main de 4 cartes Stratégie et 2 objectifs, choisir quel objectif il pense accomplir pendant ce tour et défausser l’autre. Puis, en fonction de qui a l’initiative, les joueurs vont jouer, comme dans tout CDG, 3 des 4 cartes qu’ils ont en main soit pour les points d’opérations (situés en haut à gauche sur la carte), soit pour l’événement inscrit dessus (s’il est neutre ou de leur couleur) et mettre la dernière de côté pour la Crise Finale. C’est donc, dans les grands principes, un territoire très familier pour les amateurs du genre. Mais notre ami Fred a eu quelques idées qui rendent son jeu bien plus original qu’il n’y paraît.

Tout d’abord, penchons-nous sur la carte : elle est découpée en deux zones, une politique et une militaire, elles-mêmes séparées en deux « Dimensions ». Cela fait penser aux continents de Twilight Struggle et s’assurer le contrôle de chaque Dimension rapporte des points militaires ou politiques (selon la nature de la zone). Chacune de ces Dimensions est ensuite composée de 3 lieux dont l’adjacence est de la plus haute importance pour l’utilisation des points d’opération. Ce concept de zone militaire / zone politique et de contrôle de Dimensions sont de la plus haute importance comme nous le verrons.

Parlons maintenant des objectifs : chacun choisit le sien à chaque tour et celui-ci rapporte un point, politique ou militaire, au joueur qui le contrôle à la fin du tour. Oui vous avez bien lu, si votre adversaire contrôle le lieu désigné par votre objectif, c’est lui qui marque le point. C’est moche hein ? Par contre, l’événement inscrit sur la carte objectif n’est réalisable que par le propriétaire de la carte (en admettant bien sûr qu’il contrôle l’objectif).

Dans les faits, cela veut dire qu’il faut non seulement assurer son objectif de manche (et bien le choisir au début du tour) mais aussi d’essayer de voir celui que votre adversaire a, pour éventuellement lui piquer. Et là inutile de vous dire que ceux qui connaissent les cartes (Objectifs comme Evénements) seront avantagés, comme dans tous les CDG.

Ce qui nous amène au cœur du jeu : les cartes et leurs superbes illustrations. Chacune peut servir à plusieurs choses : pour ses points d’opération, pour son événement, pour acheter un événement qui a été défaussé par l’adversaire ou pour augmenter votre Momentum. Derrière ce terme barbare se cache une montée en puissance de votre camp, qui voit de nouvelles troupes (les petits cubes sur les photos) être débloquées mais qui offre un petit bonus à votre adversaire. Et qui surtout rapporte un point de victoire à la fin… Si la résolution des événements est simple et sans surprise, l’utilisation des points d’opération est plus originale. D’une part, si vous déclarez que vous allez intervenir sur le plan militaire, vous ne pourrez utiliser vos points que dans les six lieux concernés. Impossible d’intervenir un peu partout en même temps. Ensuite, vous pouvez soit enlever un cube adverse, soit ajouter un des vôtres avec chaque point. Sauf que pour enlever un cube dans le militaire il faut avoir assez de « force », calculée très simplement. Et si vous voulez placer dans un lieu adjacent, vous ne pouvez le faire que si vous contrôlez le lieu de départ. Et ces petits détails changent énormément la manière de jouer par rapport à (au hasard) Twilight Struggle.

Il faut réfléchir différemment et se concentrer sur un aspect à chaque fois, sachant que chacun ne jouera que 3 cartes par tour. Cela va donc vite, très vite et la moindre erreur se paie cash. On s’aperçoit très vite qu’il est impossible de tout faire et qu’à défaut de gagner, on peut quand même s’assurer que l’adversaire ne gagnera pas non plus. Chaque tour se finit sur les actions bonus liées au contrôle des Dimensions et la vérification du contrôle des objectifs. On détermine ensuite qui a l’initiative, on fait un peu d’intox et on y retourne !

Finissons par parler un peu du dernier tour, la fameuse Crise Finale. Chaque joueur récupère les cartes mises de côté à chaque tour et les joue pour leur événement. Oui, impossible de jouer les points d’opération et tant pis si vous aviez gardé une carte favorable à l’adversaire. C’est encore une fois une excellente idée et cela oblige à planifier cette Crise tout au long de la partie. A l’issue de la Crise Finale, on détermine qui a gagné : le Versaillais s’il a plus de points militaires que le Communard, le Communard s’il a plus de points politiques que le Versaillais.

Fessée !

Oui, les conditions de victoire ne sont pas les mêmes. Ce qui veut dire que les manières d’appréhender la partie sont totalement asymétrique. Là où le Versaillais se focalisera sur Paris et les Forts autour, le Communard essaiera de s’incruster dans l’opinion publique et les Institutions. Ce qui veut aussi dire qu’à défaut de remplir ses propres conditions de victoire, on peut empêcher l’autre d’arriver aux siennes en venant l’embêter dans son domaine. Ce qui est d’ailleurs encouragé ! Et quand je vous parle d’asymétrie, je n’ai même pas abordé la gestion des « troupes », qui diffère selon le camp joué, pour ne pas alourdir l’article.

Si vous m’aviez dit, il y a un an, que je prendrai du plaisir à jouer à un jeu sur la Commune de 1871, je vous aurais regardé de travers. Mais Red Flag Over Paris prouve une chose : qu’un excellent concept éclipsera tout le reste et offrira toujours une bonne expérience aux curieux. Alors quand vous rajoutez par-dessus un prix très doux (moins de 40€) et des composants d’une grande qualité, une mise en place rapide et une boîte suffisamment petite pour être amenée partout, vous tenez LE jeu à amener au boulot pour faire jouer les collègues pendant la pause repas, pour leur prouver que les wargames ne sont pas forcément compliqués. Et quant à ceux qui n’ont ni amis ni collègues, sachez qu’un mode solo (permettant de jouer n’importe quel camp) est inclus et tourne très bien. Et que si vous avez des questions, Fred réagit au quart de tour sur Boardgame Geek. Mais pensez quand même à sortir de chez vous, c’est inquiétant là.

Red Flag Over Paris récolte donc un Dystoseal sans la moindre hésitation, malgré le sadisme flagrant de son auteur, qui n’a pas eu le moindre remords à humilier votre serviteur (on remet ça quand tu veux Fred). C’est le jeu idéal pour initier les gens ou faire une partie rapide avant d’attaquer un plus gros morceau. Le thème est en plus très original et le playbook, parfaitement conçu, vous offrira non seulement une partie commentée vous permettant d’appréhender facilement les concepts du jeu, mais aussi des notes de l’auteur qui présente les cartes ainsi que les événements historiques. Une réussite à tous les niveaux !

Et comme je ne pouvais pas laisser passer l’occasion, j’ai embêté une fois de plus Fred avec mes questions à la con pertinentes que vous attendiez tous.

Bonjour Fred. Alors ça y est, Red Flag Over Paris est arrivé dans les boutiques, les articles et vidéos le concernant fleurissent un peu partout. Quel effet cela fait-il ?

C’est une sensation assez à part. Après une longue période de travail, il y a une satisfaction énorme à voir cet objet vivre sa vie dans le “vrai” monde. C’est presque irréel de voir des photos de gens du monde entier jouer à quelque chose qui n’était qu’une idée dans ma tête en 2019. Ça me rend encore plus reconnaissant pour le travail effectué par toutes les personnes qui ont rendu ce jeu possible : les devs, le graphiste, les testeurs, mais aussi tous les gens qui bossent à la production. Le matériel est vraiment superbe et je pense que ça apporte énormément au plaisir ludique. En plus la réception du jeu est très bonne, ce qui ne gâche rien au plaisir.

Quel aspect du jeu te satisfait le plus ? S’il fallait modifier ou changer quelque chose, ce serait… ?

Ce dont je suis le plus satisfait c’est de voir des gens vouloir en apprendre encore plus sur la Commune de Paris après avoir joué au jeu et lu le playbook. Voir des photos ou des posts de gens qui se sont mis à lire Robert Tombs ou Karl Marx ça fait plaisir et c’était un des objectifs du jeu.

Mécaniquement, je suis assez fier de l’asymétrie entre les deux factions. Avec quasiment exactement les mêmes règles, les deux factions proposent une expérience radicalement différente. J’aime aussi beaucoup la résolution du jeu, la crise finale. Voir les joueurs ressentir cette escalade de la tension et une résolution très tendue de leurs parties est vraiment ce que je voulais réussir à proposer.

Dans les regrets, il y en a quelques uns. Il faut comprendre que la conception d’un jeu c’est beaucoup d’arbitrages, de choses qu’on décide à regret de ne pas garder, c’est le résultat de la tension entre la volonté de proposer une expérience riche et un jeu accessible pour le plus grand nombre. Des conditions de victoires plus élégantes ? Rendre le jeu un poil plus long ? Plus de cartes ? Plus de détails sur les problèmes politiques internes de chaque faction ?

Quelle est ta carte préférée ?

Je pense que c’est les Cantinières. La question de l’intégration des femmes en tant que combattantes dans l’armée française est vraiment un sujet chaud en 1870-71. Ça commence avec l’idée du bataillon des Amazones de de la Seine pour la défense de Paris pendant le siège de 1870. Pendant la Commune, les femmes qui veulent participer au combat commencent en tant que Cantinières, un poste classique dans l’armée, en charge de l’alimentation des troupes, mais aussi, depuis la Crimée, des premiers soins. Pendant la Commune on a beaucoup d’exemples de cantinières prenant les armes pour la première fois, remplaçant les hommes morts au front. Je suis assez content de comment l’événement dans le jeu représente ce phénomène.

Comment se porte A Gest of Robin Hood ?

Plutôt bien ! Le design est fini, on a eu beaucoup de playtests et je suis en train de finaliser ce qui devrait être la dernière version des règles et des évènements. A ce stade, on est vraiment dans la phase de finalisation. En parallèle de ça GMT a récemment assigné un graphiste pour commencer les illustrations et concevoir la version finale du plateau et des autres éléments du jeu. J’espère bientôt pouvoir révéler le nom de l’artiste et partager des premières images finales du jeu.

Où en sont les autres projets dont tu nous parlais il y a quelques mois ?

Haha, la question qui fait mal…

Concernant le CDG sur la guerre franco-prussienne, mon co-designer et moi avons enfin un prototype dont on est contents et qu’on devrait commencer à montrer aux playtesters.

Le projet sur le Sahel est en suspens pour le moment, je continue de lire sur le sujet et de suivre l’actualité. Mais le sujet est tellement chaud en ce moment que je préfère attendre.

Concernant le jeu sur l’URSS, j’ai pas mal avancé récemment, mais c’est encore trop tôt pour en dire plus.

Tu reçois du beau monde sur ta chaîne Youtube, Homo Ludens. Quel est ton secret ?

C’est une bonne question, la seule chose qui a changé dans mon approche c’est que j’ose demander. J’ai envie de parler avec quelqu’un, je lui envoie un mail, c’est tout. Les gens de la communauté du jeu d’histoire sont beaucoup plus accessibles que ce qu’on imagine.

Une carrière de designer qui décolle, une chaîne Youtube qui devient incontournable, un travail en plus… Ça se passe comment concrètement une journée de 36h ?

Objectivement c’est un peu compliqué au niveau du temps. Depuis quelques mois j’ai changé de poste et ça a eu un impact significatif sur mon activité de concepteur. Mon rythme de travail a beaucoup augmenté pendant cette phase de transition. J’espère pouvoir reprendre un rythme plus productif en fin d’année, mais pour le moment mon emploi est évidemment la priorité. Heureusement que je n’ai pas (encore) d’enfants !

As-tu déjà songé à tout plaquer pour t’investir à 100% dans les wargames ?

J’y ai pensé, mais jamais envisagé sérieusement et ça pour plusieurs raisons. D’abord parce que vivre du wargame n’est pas vraiment possible, c’est une niche de passionnés avant tout. Ensuite j’ai la chance de prendre beaucoup de plaisir dans mon emploi actuel et je n’ai pas envie d’arrêter. Ceci dit, j’aimerai bien professionnaliser un peu plus mon activité de designer en proposant mes services à des institutions qui souhaitent développer des activités de serious gaming. Donc si quelqu’un de l’armée française me lit, il ne faut pas hésiter à me contacter !

Je comprends que tu ne voulais pas me laisser gagner lors de notre partie. Mais était-il vraiment nécessaire de m’humilier de la sorte ? N’as-tu pas eu peur que cela affecte mon article ?

HAHA, mon incapacité pendant les démos à laisser les gens gagner est un sujet récurrent avec mon éditeur. Je veux tellement montrer comment le jeu fonctionne que j’en oublie de caresser les critiques dans le sens du poil. Récemment j’ai fait une démo de Gest à un gros chroniqueur américain et je me suis tellement pris au jeu que j’ai oublié d’être “modéré” dans ma victoire… Plus sérieusement, je suis quelqu’un qui apprécie beaucoup perdre quand je joue à un jeu pour la première fois, surtout si j’ai le sentiment en fin de partie que je comprends pourquoi j’ai perdu. Ça me rend le jeu encore plus excitant et je veux souvent rejouer le plus vite possible pour explorer le jeu.

Harvester

Collectionneur compulsif et un peu trop passionné, accumule jeux et livres en essayant d'entraîner un maximum de gens dans ses vices...

2 réflexions sur “Red Flag Over Paris

  • Hyeud

    Les Communards les MECHANTS !!!!!!!!
    Plus jamais je fous mes pieds dans ce bouge infâme !
    Du moins jusqu’à demain.

    • Harvester

      Des années que je répète qu’ils font n’importe quoi sur ce site !

      Mais sinon je maintiens : les rouges c’est toujours les méchants dans les jeux !

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