Prime Minister
Au mois de juillet 2024, ont eu lieu des élections législatives anticipées, qui ont vu la défaite d’un parti resté aux affaires durant de longues années et la victoire de la Gauche. Je veux, évidement, parler des élections législatives en Grande-Bretagne, où les Travaillistes l’ont emporté le 4 juillet d’une très large majorité sur les Conservateurs. L’occasion de se pencher sur le système parlementaire de nos amis d’outre-Manche, qui n’a guère changé depuis l’époque de Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria. Et pour cela, quoi de mieux que l’approche ludique, grâce à Prime Minister, publié il y a quelques temps déjà, par les californiens de GMT Games et faisant l’objet d’une deuxième édition ?
La politique c’est ludique
Prime Minister, est un jeu de société à thème politique et historique, en anglais, qui met de un à quatre joueurs/joueuses dans la peau du Premier Ministre de la Reine Victoria, ou dans celle du dirigeant de l’opposition ou des Backbenchers de chaque camp (députés ordinaires qui peuvent néanmoins être amenés à exercer des fonctions au sein du gouvernement ou du Parlement, on gardera le terme original par souci de simplicité). A cette époque le paysage politique du pays est divisé entre les Conservateurs et les Libéraux. Chaque joueur appartiendra à l’une de ces deux forces, en étant le Premier Ministre, le chef de l’opposition ou les Backbenchers de leurs camps respectifs.
Dans tous les cas la situation politique sera vouée à changer. Au Royaume-Uni, le poste de Premier Ministre est plutôt précaire, car le parlement britannique n’est pas une simple chambre d’enregistrement des décisions de l’exécutif. Entendez par là que même les députés du parti au pouvoir ne se privent pas, à l’occasion, de voter contre les projets de loi qui ne leur conviennent pas. Les changements à la tête du gouvernement victorien sont la norme plutôt que l’exception, avec à la clé son lot de trahisons, coups tordus, alliances improbables et retournements de situation. Prime Minister est donc un jeu asymétrique (les joueurs ont des capacités d’actions différentes) à changements de rôles fréquents qui permet à chacun d’expérimenter divers points de vue et possibilités stratégiques au cours d’une même partie.
Les joueurs incarnent donc des politiciens ayant occupé le poste de Premier Ministre durant le long règne de Victoria. Leur but, s’emparer du pouvoir et essayer tant bien que mal de s’y maintenir afin d’accumuler des points de victoire en faisant voter des lois et en gagnant des élections. Le premier à atteindre 100 points, tout en occupant le 10 Downing Street, est déclaré vainqueur.
Le matériel de la démocratie
L’intrigue étant posée voyons ce que Prime Minister nous propose en terme de matériel, qui comme de coutume chez GMT est de très bonne qualité, avec une boite de jeu bien remplie et d’élégantes illustrations au style victorien fort approprié.
Prime Minister comporte deux manuels distincts, l’un pour le mode multi-joueurs, l’autre pour le jeu en solitaire, avec dans ce dernier cas l’automate (clockwork) gérant les actions de l’adversaire. Ces livrets, bien que de tailles conséquentes (67 et 56 pages respectivement) sont clairs et contiennent de nombreux exemples de jeu et notes historiques. Les règles multi-joueurs en elles-mêmes n’occupent que 22 pages.
Le plateau de jeu rigide comporte plusieurs tableaux permettant de suivre l’évolution du paysage politique britannique : nombre de députés du parti au pouvoir, ainsi que leur répartition entre modérés et radicaux, prévisions des résultats des prochaines élections, soutien de la Reine envers chacun des politiciens, niveau de popularité des Conservateurs et des Libéraux au sein des diverses classes de la société (fermiers, nobles, classes moyennes, travailleurs, etc.). Le niveau de popularité par classe va influer sur le résultat des élections, mais il y a bien sûr des tendances lourdes, ainsi, par exemple les Conservateurs sont au départ les favoris de la noblesse tandis que les travailleurs soutiennent plus les Libéraux et que les classes moyennes peuvent pencher pour un camp comme pour l’autre. Tout cela est mesuré à l’aide de divers marqueurs.
Le jeu propose 172 cartes à jouer. Les cartes des politiciens représentent dix hommes politiques (cinq Libéraux et autant de Conservateurs), ayant occupé, à un moment ou un autre, le poste de Premier Ministre sous le règne de Victoria. A l’image des jeux de rôle ces politiciens ont des caractéristiques, mais ici pas de points de force ou de compétences au maniement de l’épée, mais des armes bien plus puissantes comme la capacité à faire campagne, à débattre, à se faire des relations, à influencer les députés et à flatter l’égo de la Reine. Tout ce qu’il faut pour survivre dans une arène bien plus impitoyable que n’importe quel donjon : le parlement britannique.
Les cartes de soutien représentent des personnages historiques pouvant influer sur la popularité de tel ou tel parti, comme Charles Dickens, le Duc de Wellington, ou encore Mary Shelley (l’autrice de Frankenstein), que les politiciens pourront attirer dans leur camp. Des cartes d’évènements pimentent le jeu et forcent le Premier Ministre à prendre des décisions, qui peuvent influer sur la popularité de son gouvernement.
Chaque camp dispose de cartes représentant ses propres projets de loi, qui n’ont vraiment de chances d’être votés que si le parti bénéficie d’une majorité favorable au parlement. Mais il existe aussi des projets de loi trans-partisans susceptibles de s’attirer les bonnes grâces des deux partis, sachant que seuls ces projets de lois et ceux du gouvernement en place peuvent être sélectionnés. Les projets de lois sont tous basés sur des lois historiques ayant été proposées ou promulguées au parlement britannique à cette époque et sont pour certaines très éloignées de nos préoccupations actuelles.
Enfin, des cartes pour le jeu en solitaire et d’autres permettant de créer des résultats aléatoires, en particulier pour créer une incertitude sur l’issue des élections et le vote des lois, complètent le tableau.
A cela s’ajoutent des aides de jeu, dont des plateaux de jeu pour chacun des joueurs (Premier Ministre, chef de l’opposition et Backbenchers) leur permettant de gérer leur réputation (standing) qui mesure la solidité, ou non, de leur position (sachant que le fait d’échouer à passer des lois peut sévèrement écorner la réputation du Premier Ministre) ainsi que le nombre d’actions qu’ils peuvent accomplir durant chaque tour de jeu, et leur nature. Enfin, 54 cubes et marqueurs en bois de multiples couleurs complètent un matériel pléthorique.
Qui veut être Premier Ministre ?
Prime Minister n’est pas un jeu de gestion politique tel que Mr. President, un autre jeu de GMT dans lequel vous incarnez le Président des Etats-Unis. Ici, Il s’agit de gagner des élections, de faire passer des lois, de les soutenir (ou pas) ou de s’y opposer (ou pas).
Le jeu tourne autour de l’agenda parlementaire découpé en tours (rounds). Les joueurs vont proposer (semi aléatoirement) des projets de loi pour le vote au Parlement et tous les six tours doit avoir lieu une élection législative qui va déterminer qui sera Premier Ministre. Durant leur tour les joueurs vont accomplir un certain nombres d’actions, comptabilisées par des cubes (dont le Premier Ministre dispose généralement d’un plus grand nombre) variant en fonction de la réputation de chacun.
Par exemple faire campagne permet d’augmenter la popularité de son parti au sein d’une classe sociale, afin d’améliorer ses chances de gagner la prochaine élection. L’action débattre (d’un texte de loi) a pour but d’augmenter ou diminuer les chances qu’une loi soit votée. Ou encore l’action socialiser (hobnob) sert à piocher des cartes de soutien représentant des personnages historiques qui ont différents effets sur le jeu. A noter que les Backbenchers, n’étant au départ que des députés ordinaires n’ont le choix qu’entre deux types d’actions : socialiser et débattre. Mais leur champ d’action peut ensuite s’élargir au cours du jeu, en particulier s’ils gagnent de la réputation et les faveurs de la Reine, ce qui leur permet d’obtenir des fonctions au sein du Parlement ou du gouvernement. A chaque joueur d’accomplir ses actions afin de faire avancer son agenda. Mais, bien sûr, aucun joueur n’aura assez de cubes pour accomplir toutes les actions qu’il jugera nécessaire, et devra faire des choix shakespeariens.
Durant son tour, après avoir tiré une carte d’évènement pouvant donner lieu à la dépense de points d’action, le Premier Ministre doit tenter de faire passer une loi proposée au Parlement. Il en a préalablement choisi trois parmi six (dont trois proposées par lui-même et trois par le chef de l’opposition et les Backbenchers). On remarquera que l’opposition a bien son mot à dire pour ce qui est de proposer des lois. Cette phase peut donner lieu à nombre de tractations entre les joueurs, mais au final c’est le Premier Ministre qui décide quelles lois examiner.
Une loi peut passer suite à un accord avec l’opposition (ce qui rapporte des points de victoire à cette dernière). Il peut être donc avantageux pour l’opposition d’appuyer certains projets de loi, en particulier les lois trans-partisanes. Retirer une proposition de loi fait perdre un peu de réputation au Premier Ministre et en fait gagner à l’opposition (ainsi que quelques points de victoire), mais peut limiter les dégâts par rapport à un rejet par le parlement. Enfin, faute d’accord avec l’opposition, si le Premier Ministre est sûr du soutien de sa majorité, il peut proposer un vote au Parlement. Le choix des projets de loi a, bien sûr, une importance fondamentale, et mieux vaut chercher à placer des lois qui ont des chances d’être votées. Suivant le type de loi, celle-ci sera plus ou moins facile à faire passer (avec des modificateurs positifs ou négatifs aux nombres de votes), plaira plus ou moins à tous les députés, ou seulement aux radicaux ou aux modérés du parti, ce qui influera grandement sur le vote final.
Seuls les votes des députés du parti au pouvoir sont pris en compte et les joueurs ont la possibilité d’agir sur le vote en débattant (en faisant augmenter ou baisser les chances de succès) ou en influençant (en faisant changer la répartition entre radicaux et modérés). Suivant les cas le tirage d’une carte d’incertitude ajoutera un brouillard de la politique en faisant augmenter ou baisser le nombre de votes. Si le seuil des 330 voix au Parlement est atteint, le projet de loi est adopté et les effets de cette loi seront appliqués (avec souvent des changements de popularité auprès des diverses classes de la société) et avec des points de victoire et de réputation à la clé pour le Premier Ministre (ainsi que des points de victoire également pour l’opposition en cas de loi trans-partisane). Si le projet de loi est rejeté, le Premier Ministre perd de la réputation, l’opposition en gagne, ainsi que des points de victoire.
Vers un gouvernement de coalition ?
La particularité du jeu, est qu’au début, les Libéraux au pouvoir sont dans un gouvernement de coalition avec les Conservateurs. Oui, la coalition, ce type de gouvernement où des politiciens aux convictions différentes choisissent néanmoins d’unir leurs forces pour le bien du pays. Ce genre d’idée, qui a bien du mal à monter au cerveau des femmes et hommes politiques français, est en fait la norme dans la plupart des démocraties parlementaires européennes. En terme de jeu, cela fait que, tant que le pacte de coalition est en application, les joueurs groupent leurs points de victoire, ainsi, par exemple, tous sont gagnants lorsque des lois sont votées et les joueurs de l’opposition ne peuvent pas entreprendre d’actions qui feraient baisser les chances de faire passer une loi. Bref, c’est l’entente cordiale.
Mais, la politique étant ce qu’elle est et le jeu ne permettant qu’un vainqueur, tôt ou tard les bonnes résolutions voleront en éclats au profit des ambitions personnelles. Le pacte peut être en effet rompu par le chef de l’opposition au début de son tour ou par le Premier Ministre s’il présente une loi de son propre parti (qui a généralement l’avantage de rapporter, seulement à son camp, plus de points de victoire qu’une loi trans-partisane) et à partir de là c’est chacun pour soi pour le décompte des points de victoire (sachant que les joueurs de chaque camp marquent toujours leurs points ensemble), jusqu’à ce que les joueurs se remettent d’accord pour un nouveau pacte de coalition. Tout cela donne, d’un point de vue pratique, une certaine complexité dans le décompte des points de victoire. Heureusement un tableau et un guide d’une page expliquent comment gérer cela.
Gardez moi de mes amis
Mais que serait un jeu politique sans la possibilité de trahir ses alliés et de retourner sa veste de multiples fois ? Prime Minister offre bien sûr, heureusement, ces possibilités. Et là, les machiavels en chapeaux melons seront comblés. Tout cela fonctionne grâce à la réputation des politiciens et en particulier celle du Premier Ministre. En effet, tout serait dans le meilleur des mondes pour ce dernier si les trois autres protagonistes ne voulaient pas sans cesse lui mettre des bâtons dans les roues, afin de lui prendre son poste (position indispensable pour gagner la partie). En effet si la réputation du Premier Ministre est trop basse il est susceptible de faire face à un défi (challenge) de la part de son Backbencher afin de le remplacer. Quant au chef de l’opposition il peut devenir Premier Ministre en remportant les élections ou en défiant lui aussi le Premier Ministre. Mais il doit aussi se méfier de l’ambition du Backbencher de son propre parti, qui, lui aussi, peut le défier afin de prendre sa place à la tête de l’opposition. On voit ici déjà se dessiner de nombreuses possibilités de trahisons et d’alliances (y compris contre nature). Ainsi, il est parfois utile de partager les lauriers avec ses adversaires, et de trahir son propre camp pour réussir, c’est aussi cela la politique et c’est très bien rendu dans le jeu. Ainsi, l’interactivité entre les joueurs est très présente et les possibilités de manœuvres politiques sont aussi infinies que la duplicité humaine et, pour une fois, c’est très amusant.
J’ai décidé de vous redonner le choix de notre avenir parlementaire (ou pas ?)
Une fois qu’il n’y a plus de projets de loi à examiner à la fin d’un tour, le Premier Ministre a le choix de convoquer des élections législatives anticipées, ou d’attendre l’examen de trois autres lois, après quoi des élections auront obligatoirement lieu. Des élections anticipées peuvent être avantageuses si le Premier Ministre pense que sa situation électorale ne va pas s’améliorer durant la prochaine législature, mais c’est souvent un pari, du fait que pour chaque élection une carte d’incertitude ajoute une part d’aléatoire au résultat.
C’est là qu’entre en jeu la popularité de chaque parti auprès des diverses classes sociales. Popularité dont se seront occupé les joueurs grâce à l’action de faire campagne qui permet de s’attirer les faveurs de certains secteurs de l’électorat. C’est la popularité qui au final décidera du nombre de députés de chaque camp.
Le jeu met finement en scène la théorie de la segmentation de l’électorat, selon laquelle il est plus avantageux pour un parti politique de concentrer ses efforts sur certaines classes sociales, qui lui sont naturellement favorables, plutôt que de vouloir les conquérir toutes. Ainsi, par exemple, les Libéraux auront peu d’intérêt à se focaliser sur le secteur des fermiers, car nombre de leurs projets de loi vont directement à l’encontre des intérêts du secteur agricole. Cependant, pour obtenir la majorité chaque parti devra élargir le spectre de son électorat vers de nouveaux secteurs clés, tel que celui des classes moyennes, tout en cherchant à mordre dans l’électorat traditionnel de son adversaire, sans pour autant perdre de terrain dans le sien. Un vrai jeu d’équilibriste donc.
Il y a 658 sièges à la Chambre des Communes et il faut en remporter 330 pour gagner une élection, mais mieux vaut avoir une confortable majorité (au moins 350 sièges en pratique) pour espérer pouvoir passer des lois sans problèmes. Le vainqueur, devient, ou reste, Premier Ministre. En cas de changement de gouvernement le chef de l’opposition devient Premier Ministre et le vaincu dirigera l’opposition.
Le bilan politique
Voici les grandes lignes du système auquel s’ajoutent d’assez nombreuses dorures (on ne va pas parler de chrome à Westminster) : tels que les cas de gouvernements sans majorité (oui, ça arrive), la possibilité de jouer à 3 ou 2 joueurs, le bénéfice (important) de s’attirer les faveurs de la Reine (ce qui peut sauver ou défaire un gouvernement) ou encore l’option que peut avoir le Backbencher du parti au pouvoir de quitter le gouvernement et d’essayer de faire cavalier seul pour le décompte des points de victoire.
En plus du jeu de base Prime Minister offre pas moins de sept scénarii historiques mettant en scène des situations (souvent des crises) auxquels ont eu à faire face les Premiers Ministres de Victoria. Il existe même un scénario permettant de jouer avec trois partis politiques au lieu de deux.
Le jeu en solitaire bénéficie, comme on l’a vu, de son propre livret de règles qui, s’il reprend les bases du système à plusieurs, permet de gérer les actions de l’adversaire via des cartes. Il peut se pratiquer soit dans le rôle de Premier Ministre, soit dans celui de chef de l’opposition (les Backbenchers sont exclus). Dans le jeu en solitaire l’adversaire est l’un des 5 politiciens du camp opposé et chacun a sa propre personnalité, entendez par là ses propres priorités en terme de jeu. Certains sont plus redoutables que d’autres, mais dans tous les cas le système donnera du fil à retordre au joueur, pouvant même parfois lui suggérer des stratégies auxquelles il n’aurait pas pensé et qui pourront lui servir dans le jeu à plusieurs. Recevoir des leçons de politiques de la part d’un ‘bot’ c’est un comble. Là aussi en sus de la situation de base on trouve des scénarii historiques, au nombre de cinq. A noter qu’un scénario permet de jouer à deux en coopératif contre l’automate.
Une prime au Ministre
Au final Prime Minister s’avère être un jeu très riche et didactique à propos de sujets qui pourraient paraitre rébarbatifs – la politique – et exotiques, le parlementarisme britannique de la deuxième moitié du XIXème siècle. De par son thème Prime Minister oblige certes à sortir de sa zone de confort et à se plonger dans un système de jeu original et parfois complexe, en particulier du fait de concepts inédits, mais il en vaut la chandelle.
Le jeu en solitaire est quant à lui bien plus qu’une simple adaptation du système multi-joueurs et offre un défi et un intérêt certains et pourrait à lui seul justifier l’achat de Prime Minister. Le jeu est, de mon point de vue, une réussite et on se prend à rêver de son adaptation à d’autres époques ou à d’autres pays.
Genre : Jeu de société à thème politique et historique
Auteur : Paul Hellyer
Développeur: Ken Kuhn
Artiste : Domhnall Hegarty
Editeur : GMT Games
De 1 à 4 joueurs
De deux à trois heures par partie