Guiscard 2 : La Garde Varangienne
Malgré ce que laissent penser ma barbe poivre et sel et ma grande sagesse, je ne suis pas assez âgé pour avoir joué à Cry Havoc à sa sortie. Et quand j’étais en âge de le faire, je n’avais personne avec qui m’y adonner. Il y a donc toujours dans mon esprit une aura mystique autour de ce jeu auquel je ne jouerai sûrement jamais parce qu’en fait ça n’est plus la peine : Buxeria (qui répond à nos questions en fin d’article) a pensé à moi et a sorti Guiscard 2.
Maintenant que j’ai perdu la majorité des lecteurs avec cette introduction cryptique, laissez-moi vous éclairer. Cry Havoc est un wargame tactique sorti en 1981 simulant les combats entre fantassins dans l’Angleterre du XIIIème siècle. Et quand je dis tactique, c’est tactique de chez tactique : oubliez le « un pion = une section », là c’est du « un pion = un homme ».
Dur de faire plus détaillé et c’est ce qui a plu, en plus des règles simples : la gamme a eu un tel succès que de nombreux modules pour gérer les sièges, les Vikings, les Croisades, ont été édités, accompagnés de leur lot de nouvelles cartes isomorphiques et autres accessoires pour créer absolument tous les scénarios possibles. Un travail phénoménal, une gamme magique !
Mais tout ceci était bien beau… il y a 40 ans. Si le jeu est encore trouvable sur Internet en occasion, souvent dans un état correct, les attentes des joueurs ont évolué, surtout au niveau du matériel. Et les règles ont connu tellement d’erratas qu’un jour, un joueur français a décidé que oui, il est injuste que le petit Harvester ne connaisse pas les joies du combat mano a mano entre chevaliers et que non, c’est plus trop possible de s’y retrouver et a sorti Guiscard. Je vous laisse découvrir l’histoire complète expliquant tout ça dans l’interview de Buxeria à la fin de cet article…
2013 donc, Guiscard sort et les fans se jettent à nouveau dessus (avec les genoux qui craquent pour une grande majorité d’entre eux), entraînant avec eux les plus jeunes qui deviennent rapidement accrocs. L’engouement est tel que notre ami offre l’année d’après un opus sur la conquête normande en Angleterre, Diex Aïe, deux ans après c’est une extension, The Anarchy, pour premier jeu de l’Epopée Normande.
Suit Ager Sanguinis en 2017, dédié aux combats en Syrie et enfin en 2020, direction les croisades avec Montgisard. Le tout bien entendu saupoudré comme il se doit de nombreuses cartes, overlays (des décors amovibles que vous posez sur une carte plus grande, offrant une grande modularité) et autres scénarios que la communauté n’a pas manqué de produire.
Si Guiscard a tant plu, c’est parce que Buxeria a réussi à conserver l’esprit Cry Havoc en conservant (et synthétisant) les règles simples et accessibles et la beauté des composants, primordiale. En effet, chaque combattant est finement détaillé et chacun de ses états (en forme, assommé, mort, à cheval) est représenté par un pion, amoureusement dessiné à la main. Oui, même les chevaux ont droit à ce traitement. Oui, cet homme est fou. Le travail est donc titanesque et découvrir les planches de pions est un bonheur sans nom pour tout wargamer digne de ce nom.
Surtout que quitte à rajouter la chantilly sur la cerise déjà présente sur le gâteau, la sortie de Guiscard 2 profite d’une grosse amélioration introduite dans Montgisard : les pions sont bien plus épais (quatre fois plus !) par rapport à la première édition et les règles sont débarrassées de leurs coquilles. Ajoutez la possibilité de jouer en campagne qui vous verra remplir de nombreuses missions à la tête de vos forces qui livreront bataille sur les cartes tactiques et vous obtenez un jeu dont vous n’êtes pas près de vous lasser.
Si le terme qui revient régulièrement pour qualifier les règles des jeux de l’Epopée Normande, et donc de Guiscard 2, est simplicité et accessibilité, c’est parce qu’elles sont bien souvent tellement logiques que leur compréhension ne pose pas le moindre souci. Certes le livret fait 25 pages, mais celles-ci sont abondamment illustrées ce qui rend la lecture aussi fluide qu’agréable.
Très complètes et détaillées, on vous explique même comment un fantassin peut conduire plusieurs montures par la bride… Et pourtant, tout ceci reste facile à apprendre vous pouvez vous créer vous-mêmes de petits scénarios qui introduiront petit à petit toutes les spécificités : les attaques à distance, les cavaliers ou encore les sièges… Tout est modulable et c’est parfait pour initier tranquillement un ami avec un combat entre quelques fantassins avant de passer aux choses sérieuses.
Un tour de Guiscard 2 est découpé en 5 phases pour chaque joueur. Il y a d’abord les tirs offensifs des troupes adéquatement équipées et qui ne sont pas déjà au contact. Viennent ensuite les éventuelles charges de cavalerie et les contre-charges, le mouvement et le tir défensif puis le combat au corps à corps. La dernière étape voit les hommes assommés être remis sur pied. Et la main passe au deuxième joueur, qui suit la même procédure. Vous le voyez, c’est clair et au bout de quelques tours l’habitude est prise.
Il y a certes des cas particuliers à gérer pour le mouvement, les combats entre personnages montés ou non, le surnombre, mais comme dit précédemment, tout se rajoute petit à petit. La résolution des combats en elle-même est aussi très simple : on additionne la force du ou des attaquants, on retranche la défense du défenseur, on applique les éventuels bonus et malus du terrain, on lance un dé à 10 faces et on regarde le résultat sur un tableau.
Les résultats sont variés avec des hommes blessés, assommés ou obligés de reculer. L’impression d’être au cœur de la mêlée est là, on replace ses hommes pour créer le surnombre, on profite des brèches dans la défense et on prend en compte le relief. La formule est toujours aussi efficace !
Vous l’aurez compris, je suis fan de l’Epopée Normande, dont Guiscard 2 est le dernier volume en date. Si je ne suis pas encore totalement à l’aise avec les règles et dois revenir régulièrement dans le manuel pour clarifier un point, le plaisir est bel et bien là. Il me tarde d’ailleurs de maîtriser parfaitement le système pour initier mes amis débutants et surtout être prêt pour les futurs modules.
Si vous êtes motivés par la découverte de ce système et d’une communauté active, vous pouvez aller jeter un coup d’œil sur la page Cry Havoc Fan ou sur le sujet dédié sur Strategikon. Buxeria y est très actif, ce qui est une chance lorsque vous avez des questions sur le jeu. Et comme l’œuvre est magistrale, il me fallait questionner l’auteur !
Je tiens à remercier avant tout Philippe Gaillard, le boss d’Historic’ One (faites y un tour si vous êtes féru d’Histoire), pour m’avoir mis en contact avec Hervé, aka Buxeria. Bon courage pour la relocalisation Philippe et merci à Hervé d’avoir pris le temps de répondre à quelques questions.
Bonjour Hervé, peux-tu te présenter à nos lecteurs stp ?
Fan d’histoire et du Moyen-Âge depuis ma plus tendre enfance, et qui a grandi avec l’encyclopédie Tout L’Univers, qui mettait l’accent sur le pouvoir d’évocation des illustrations. Je pense que mon attrait pour un jeu avec une qualité graphique indéniable vient un peu de là. Sinon, je travaille en Marketing pour un grand groupe international aux Etats Unis.
Comment es-tu tombé dans la marmite Cry Havoc ?
Fan de wargame dans mon adolescence, j’achetais Casus Belli tous les mois à une époque où le magazine était encore consacré aux wargames. En décembre 1984 parait un long article de présentation de Cry Havoc et Siège écrit par Patrick Giacomini (du Fer de Lance) qui est une véritable révélation pour moi (comme pour je crois beaucoup de joueurs français de la première heure). En 6 pages et dans un style alerte, l’article déclenche chez moi une irrépressible envie d’acheter au plus vite ces deux jeux. Etant à l’époque sous les drapeaux à Belfort, je profite d’une permission pour me rendre à Paris et acheter les deux boîtes à l’Oeuf Cube dans leur édition anglaise originale, avec les règles et scénarios dactylographiés, traduits (et adaptés) en français par Duccio Vitale.
Qu’est-ce qui t’a motivé à créer Guiscard, il y a 8 ans ?
J’avais lu dans les années 90 un excellent livre de Pierre Aubé sur « Les Empires Normands d’Orient », qui décrivait l’épopée de Robert Guiscard, jeune chevalier normand sans fortune qui se tailla un empire en Italie du Sud. Ce genre de destin incroyable qui m’a toujours fait préférer la véritable Histoire aux romans. Sa conquête méthodique, faite de rapines et coups de mains étaient tout indiquée pour une adaptation aux concepts de Cry Havoc.
Comment passe-t-on de fan à concepteur ?
J’ai commencé à dessiner des cartes pour Cry Havoc dans les années 90 ainsi que des pions conçus avec le logiciel Paint sur un vieux Mac à disquettes ! Les cartes ont été commercialisées par Historic’ One et nous avons commencé à avoir une importante communauté de fidèles. La demande pour un vrai jeu était forte, et c’est alors que j’ai décidé de franchir le pas en lançant le projet Guiscard.
Quels ont été les principaux écueils ?
Le plus gros, c’était bien sûr le temps nécessaire à la réalisation des pions : 4 faces différentes pour les piétons, 8 pour les cavaliers, environ 2 heures de travail par face et le tout multiplié par des centaines de personnages ! Cela m’a pris 2 ans de travail à raison de 3 à 4 heures par jour en moyenne. Au total, je pense que Guiscard a nécessité 1500 heures de travail. Mais c’était indispensable puisque la qualité graphique du matériel est la raison principale du succès de la série depuis 40 ans.
Qu’est-ce qui t’a décidé de travailler avec Historic’ One ?
Philippe Gaillard, le président d’Historic’ One a été tout comme moi un contributeur du fanzine Claymore consacré à la série Cry Havoc dans les années 90. Les ouvrages historiques que sa maison d’édition publient m’intéressaient et je lui ai passé un jour une commande pour de nombreux livres, en lui rappelant que nous avions été tous les deux membres de l’aventure Claymore. De fil en aiguille, et après avoir co-écrit un ouvrage sur une bataille du XIVe siècle entre Dauphiné et Savoie, nous avons décidé de commercialiser les cartes que j’avais créées, et tout s’est enchainé par la suite.
Quelles sont les nouveautés introduites par Guiscard 2 ?
La première version de Guiscard avait modifié un certain nombre de concepts originaux qui avaient toujours posé problèmes aux joueurs : la surpuissance des tireurs et l’impossibilité de combattre efficacement à un contre un. J’ai donc scindé la phase tir en 2, pour savoir d’abord dans quelle case tombe la flèche avant de déterminer les dommages si un personnage est touché. Pour le combat, j’ai remplacé le système de fraction attaquant/défenseur par un système différentiel entre la valeur de l’attaquant et du défenseur, ce qui permet de résoudre des combats individuels où un attaquant à une valeur très supérieur au défenseur (un chevalier contre un paysan par exemple).
Guiscard 2 a simplement nettoyé les règles tactiques au fil de l’expérience acquise avec les autres jeux de la série pour proposer le système le plus abouti… à ce jour ! Nous avons aussi ajouté un jeu de campagne qui n’existait pas dans la première version. Ce système est conçu comme un générateur aléatoire de situations tactiques qui sont résolues avec les cartes et pions du jeu. C’est un système que j’aime beaucoup car il permet de s’affranchir de la difficulté consistant à imaginer des scénarios tactiques équilibrés. Et nous avons adressé la principale critique de la communauté, à savoir l’épaisseur des pions qui était jugée insuffisante. Enfin, Guiscard 2 ajoute la Garde Varangienne des empereurs byzantins, qui étaient tout à la fois hauts en couleur et redoutables avec leurs haches scandinaves. Le jeu propose 4 scénarios les mettant en scène, conçus et testés par Christian Delabos, le créateur du fanzine Claymore : que ce monde est petit !
Les premiers retours sont-ils aussi bons qu’espéré ?
Oui, très bons et le partage de parties ou d’ouverture de boîtes sur les réseaux sociaux ne fait qu’augmenter la popularité du jeu, avec beaucoup d’anciens joueurs de Cry Havoc qui découvrent que la série est toujours en vie après toutes ces années.
Comment expliques-tu que la série dispose encore d’une telle communauté ? D’ailleurs, où est-elle la plus importante ?
Tous les vieux joueurs se souviennent du plaisir qu’ils avaient eu étant jeune de faire une partie de Cry Havoc et le fait de savoir que la série vit encore les incite à acheter les nouveaux modules. Duccio Vitale et Eurogames avaient fait un très gros travail de marketing de la série en France et en Europe, et c’est là que se trouve encore la plupart des joueurs. La France représente la moitié de nos ventes, avec l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie représentant chacun environ 10% des ventes. Les USA et le Canada sont aussi un gros marché, malgré des frais de port prohibitifs.
Je ne pense pas que beaucoup de gens jouent encore avec ces jeux, mais c’est un phénomène lié à la satisfaction de posséder du beau matériel. Dans les années 90, le jeu original s’était vendu à des dizaines de milliers d’exemplaires
Quelle est la plus grande force de la série ?
Je pense que le système Cry Havoc, par sa qualité graphique, reste inégalé après toutes ces années. Les illustrateurs originaux comme Gary Chalk ou Peter Dennis sont des grands professionnels qui étaient à l’époque au début de leur carrière. Je ne pense pas qu’on pourrait se les offrir encore aujourd’hui ! C’est pour ça que je tiens à proposer des produits de très grande qualité, que ce soient les pions, les cartes ou le grammage et la texture du papier. Tout doit participer à une expérience inoubliable et je tiens à ce que l’acheteur en ait pleins les yeux quand il ouvre sa boîte !
Tu vis aux Etats-Unis d’Amérique. Le jeu est-il connu là-bas ?
Relativement oui, car Standard Games, la maison d’édition anglaise originale le commercialisait ici. Donc tout comme ailleurs, beaucoup de vieux grognards qui sont contents de retrouver une série qu’ils croyaient abandonnée depuis longtemps.
Comment motiverais-tu un débutant à essayer un jeu de la série l’Epopée Normande ? Et un wargamer aguerri ?
Très facile : leur montrer les pions et les cartes ! La richesse des illustrations est suffisante pour exciter leur imagination et leur donner envie d’essayer. Mais il est souhaitable qu’ils soient encadrés par un vétéran, car le manuel de règles de près de 40 pages peut être intimidant à une époque où la patience n’est plus vraiment considérée comme une qualité. Pour un joueur aguerri, c’est le thème de l’escarmouche médiéval qui fait la différence, plus que les règles. Malgré les nombreuses modifications apportées aux règles, les concepts restent très classiques et un joueur habitué aux dernières innovations (activation, évènements aléatoires avec des cartes) risque d’être dérouté.
Il se murmure qu’un module Robin des Bois est dans les tuyaux. Info ou intox ? Quelles en seraient les spécificités ?
Le prochain module de l’Epopée Normande devait être Plantagenêts, pour reconstituer les combats entre Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion à la fin du XIIe siècle, mais c’est un gros projet et j’ai besoin d’une phase de respiration. Recruter des nouveaux joueurs et rajeunir la communauté sont des objectifs importants, donc un jeu très simplifié sur un thème à la portée de tous comme Robin des Bois semble tout indiqué. Si les règles seront très simples (voire simplistes) pour pouvoir être joué par des enfants, les cartes et pions seront totalement compatibles avec les autres jeux de la série. Et comme l’action se passe alors que le Bon Roi Richard est retenu prisonnier à son retour de Croisades, c’est une excellente transition vers Plantagenêts.
A quoi joues-tu en dehors de ça ?
A rien ! Je suis plus un concepteur qu’un joueur, et je laisse en fait d’autres joueurs tester mes idées et scénarios. J’ai un (vrai) travail qui m’occupe dix heures par jour et mon passe-temps préféré consiste à faire de la randonnée dans les déserts de l’Utah, donc pas beaucoup de temps pour faire autre chose vu le temps passé à créer ces jeux.
Quelle est la prochaine étape pour toi maintenant ?
Diex Aïe 2, la version mise à jour du jeu sur la conquête de l’Angleterre par les Normands. Ce jeu était sorti un an après Guiscard et est désormais épuisé. Les mises à jour seront moins importantes que celles de Guiscard 2, mais je vais ajouter une nouvelle faction avec des Danois. Le sous-titre de cette nouvelle version sera d’ailleurs « Le retour des Danois ». Et bien sûr des pions plus épais.
As-tu déjà voulu t’éloigner de l’Epopée Normande et partir sur une production sans aucun rapport ?
Le thème de l’escarmouche avec des personnages individuels peut être décliné pour beaucoup de périodes d’avant les armes à feu. J’ai rassemblé beaucoup d’illustrations sur la Guerre des Gaules, même si représenter les manœuvres d’une légion romaine serait hors sujet. Un autre thème qui me titille est les Indiens des Plaines avant l’arrivée de l’homme blanc.
Merci à toi pour ton temps.
Très bon interview. Merci !
Merci ! C’est difficile de trouver des questions plus pertinentes qui intéresseront tous les lecteurs, quels que soit leur degré de familiarité avec la gamme. Mais si la formule plaît, je le ferai avec d’autres jeux.