Doom – Autopsie d’un remake réussi
Mon premier contact avec id Software, et le monde du jeu sur ordinateurs personnels remonte à Quake. Je ne sais pas quel âge vous aviez quand vous avez touché à la drogue, moi j’avais 8-9 ans tout au plus. Mon père rentre du taf avec un boitier de cd gravé un peu crado et me dit approximativement : “Tiens, un collègue m’a filé ça ! Apparemment c’est une tuerie. Ça devrait te plaire”. Il est clair qu’il ne maîtrisait peut-être pas tout à fait la sémantique ambiguë de sa déclaration : Quake est une véritable boucherie. Je crois que ce jour-là, mon paternel fut approximativement aussi irresponsable que Robert Downey Sr.
Plus qu’une boucherie, c’était une boîte de Pandore. Les années suivantes, mes mercredi après-midi et mes week-ends seraient phagocytés par les Duke Nukem, Unreal (qu’ils soient Tournament ou non), Painkiller, Serious Sam et Doom. Cette ère s’acheva, laissant sa place à Halo et Call of Duty. Loin de moi l’envie d’étaler une bonne couche de mépris pleine de mucus de Pro-g4m3r ascendant rageux, mais ces jeux-là ont eu une influence considérable sur le genre. Une nervosité moindre mais une compatibilité au pad. Moins de plaisir immédiat, moins de précision, mais une approche cinématographique plus présente. Certaines vieilles gloires ont succombé à la mode, tentées de se réinventer, mais sans franchement trouver le succès. Puis vinrent Wolfenstein: The New Order et Doom, respectivement en 2014 et 2016.
Une bulle de fureur dans un monde de cover shooters, un étonnement de retrouver deux gros morceaux de “FPS à papa”, pour une fois que l’expression est parfaitement appropriée. Alors au début, je ne vous cache pas que ça fait tout drôle. Déjà avoir une direction artistique qui claque quand le marché est saturé de clones militaro-grisâtres est assez sexy. Mais poser ses petites mains fébriles sur un couple clavier et souris revient à attraper fermement une clôture électrique. Ça chatouille. Le gentilhomme qui eut le courage de braver la foule lors de la présentation de son jeu, lors d’un lointain E3, avait une formule tout à fait adaptée : “Bruce Lee on a skateboard, with a shotgun”. Nervosité, vitesse et des pétoires qui blastent, un joyeux triptyque fort désuet alors. Après un virage très porté sur les ambiances horrifiques, Doom est parvenu à retrouver une certaine forme de pureté. Une pureté qui pourrait lui permettre de se vanter d’avoir rendu ses lettres de noblesse à une catégorie de jeu devenue rare : le Doom-like.
Id Software aurait pu se contenter de surfer sur le succès d’estime grandissant du mod Brutal Doom. C’est d’ailleurs ce que laissait envisager la présentation en grande pompe des Glory Kills, parenthèses ultra-gores entre une volée de plomb et deux ou trois explosions. Il faut dire qu’en cet instant, peu d’entre nous étions rassurés par cet étrange spectacle : un ennemi qui clignote comme un sapin de noël suivi d’un déferlement de violence chorégraphié que l’on devinait rapidement répétitif. Oui, ils auraient pu. Pourtant les texans ne l’ont pas fait. Au lieu de simplement repartir comme en 93 et donner à leur bébé un ravalement de façade digne des standards modernes, ils ont préféré rebâtir une structure ludique nouvelle. Doom venant tout juste de souffler sa troisième bougie, c’est l’occasion rêvée d’en remettre une couche.
Du Doom original, soyons honnêtes, il ne reste que des impressions. Des sensations de tir qui engourdissent les mains, une vitesse de course soutenue et des affrontements épiques contre des vagues de créatures infernales. Le level design retors, voire complètement labyrinthique a laissé sa place à des structures linéaires ponctuées d’arènes de taille relativement modeste. Le manque d’enchevêtrement surréaliste de couloirs, caches secrètes et conduits de ventilation ne laisse au joueur que peu le loisir d’errer des heures à la recherche de cette p*tain de clé jaune de me*de §!!§§!, au profit en revanche d’un meilleur pacing, d’une cohérence thématique et d’une timide intrusion scénaristique. Non pas que je sois particulièrement friand d’un scénario de série Z déjà vu et revu, mais le spectacle d’un Doom Guy remonté comme une pendule est un des petits plaisirs simples que propose la version de 2016. Le MC semble avoir la capacité d’attention d’un gosse de 3 ans et la rage d’un pitbull privé de Canigou. Il s’exprime en faisant ce qu’il a toujours su faire de mieux : fracasser tout ce qui lui tombe sous la main, que ce soit un crâne ou la console d’un truc “argent-mes gonades sur la commode”, soit disant ultra dangereux. Et cette fureur communicative est sublimée par ce joli majeur envoyé à cette manie du tout-narratif, de quoi me mettre du baume au cœur. Et tant mieux, parce que du cœur il va falloir en mettre à l’ouvrage. Et quand je parle d’ouvrage, je ne parle pas de crochet ou de colliers de nouilles.
Ne feignez pas la surprise : la boucle de gameplay principale de Doom c’est bien évidemment toujours de buter des trucs. Équarrir de l’engeance infernale jusqu’au terme de la dizaine d’heures de jeu nécessaire au bouclage de la campagne. Une campagne presque impeccable d’un bout à l’autre. Ce succès, il est évident qu’on le doit en partie à l’héritage id Software, mais pas seulement. Car le studio, pour réinventer et moderniser sa formule, a également eu recours à de multiples innovations, toujours employées dans le but d’améliorer l’expérience utilisateur et de valoriser au maximum l’implication du joueur. Et c’est là que vous allez comprendre de quelle façon tous les éléments de gameplay de Doom sont savamment imbriqués pour porter la philosophie que les développeurs soutiennent : le “push forward” que je traduirais par la “course en avant” dans la douce langue de PNL.
Pour comprendre cet état d’esprit dans lequel on essaie de plonger le joueur, il faut déconstruire le jeu, le rationaliser. Je vais donc dans un premier temps m’attacher à souligner l’importance de la réinterprétation du bestiaire original, pour constituer un coffre à jouets aussi immondes que reconnaissables. Comme dans Doom, chaque archétype de monstre a ses caractéristiques propres et une fonction bien à part. Un design simple et évocateur, très bien mis en valeur par un remarquable travail sur les animations des différents move-sets qui constituent le spectre de leurs interactions avec l’environnement et le Doom Slayer. Chaque antagoniste a ses propres façons d’attaquer et de se déplacer, toujours avec une parfaite lisibilité. C’est cette lisibilité qui permet au joueur de mieux appréhender les conflits et de définir une priorisation des menaces à exterminer. Pour chaque situation, un assortiment mûrement réfléchi d’antagonistes est constitué : pour ne pas submerger le joueur sous les coups d’une horde de monstres de contact ou le noyer sous une pluie infernale de projectiles, les level designers mixent habilement le bestiaire, en adéquation avec la conception de l’arène, pour imposer la mobilité comme seule porte de salut.
Les arènes, puisque j’en parle, sont conçues comme des skateparks. Elles proposent leurs lots de plateformes, obstacles, couverts et pièges, et sont intégralement praticables. L’idée est ici de permettre au joueur de circuler avec fluidité, sans heurts qui pourraient briser la dynamique du mouvement. Si dès les premières minutes on profite de la vitesse de déplacement, tout en jouant de la nervosité des inputs pour straffer entre streums et projectiles, on recourt rapidement à l’emploi des sauts et d’une mécanique d’escalade, une fois agrippé à des rebords parfaitement reconnaissables. Le niveau devient un outil pour le joueur et non un frein dans la réalisation des tâches qu’il a programmées en une fraction de secondes, dès l’analyse de la vague de mobs que le jeu lui oppose.
Pour parfaitement s’accorder avec cette conception du FPS, id Software empêche le joueur de planter les sardines. La plupart des armes sont de moyenne portée et ne proposent pas d’aim down sight, les arènes sont dépourvues de belvédères inaccessibles aux mobs et de toute façon ne proposent pas de ligne de tir véritablement dégagée. Pour forcer le joueur à renouveler sans cesse ses approches, tout en continuant à se déplacer, le jeu force l’utilisation de presque tout l’arsenal, comptant sur une limitation intelligente des munitions. Ici, le principal moyen de faire le plein, que ce soit d’armure, de vie ou de balles, sera de piétiner l’objet de vos désirs à l’ancienne, qu’il soit placé avantageusement sur votre chemin ou dans un renfoncement de l’arène. La seconde façon de faire sera abordée quelques paragraphes plus bas.
Le positionnement judicieux d’un set d’ennemis complémentaires et d’items au sein d’arènes aux options de déplacements multiples constitue la colonne vertébrale du jeu, son principe général de level design. Mais pour accentuer tant et plus la philosophie de son gameplay, id Software a eu recours à de nombreux artifices, moins conventionnels et plus subtils.
D’une part, la première et l’une des plus évidentes est l’indexation de la précision des ennemis sur notre mobilité. Un peu hésitant lors des première échauffourées, difficile de ne pas se rendre compte que les imps ratent relativement peu leur cible lorsque l’on demeure globalement statique. Le mouvement devient rapidement une évidence, le taux de réussite considérablement plombé une fois la vitesse de croisière atteinte et soutenue.
D’autre part en accordant une importance capitale à son système d’animations, dont je vantais déjà plus haut les mérites. Hors amélioration des sensations de tir et la mise en oeuvre du pouvoir d’arrêt des armes, les animateurs ont intégré plusieurs degrés de breaks ou interruptions des boucles d’animation. Je m’explique : tirer sur un ennemi en pleine santé aura un impact modéré, voire imperceptible sur les routines des NPC. Réitérer la même opération sur ce même ennemi, mais cette fois blessé, aura une incidence bien visible : l’ennemi pourra interrompre son animation en cours (idle, déplacement ou attaque) pour jouer une animation de recul. De la même façon, un tir sur un ennemi considérablement blessé aura un impact encore plus marqué. Pour finir, un ennemi aux portes de la mort sera plongé dans un état de stun, exposé à un glory kill. C’est ce travail de titan des animateurs qui permet d’accroître la lisibilité d’une situation et d’inviter le joueur à se focaliser sur telle cible, vulnérable, remettant pour plus tard cette autre cible. D’un coup d’œil, le joueur rectifie sa trajectoire, mais ne s’arrête pas.
Les glory kills bénéficient justement d’un remarquable travail d‘animations contextuelles, tout en proposant une intéressante mécanique de risk/reward. Une fois plongé dans un état catatonique, un shader vient nimber le modèle 3D de l’ennemi, indiquant qu’on va pouvoir s’en servir comme d’une grosse piñata. Le pari est simple : faut-il plonger tête baissée vers cet avorton vulnérable et potentiellement mal positionné, ou procrastiner en passant notre chemin ? Pour aider à la prise de décision, les game designers proposent deux éléments supplémentaires. Premièrement, le joueur est invulnérable pendant la boucle d’animation de l’attaque, relativement brève. Pendant ce laps de temps, aucun ennemi ne lancera une phase d’attaque non plus, garantissant le rapide retour aux commandes, sans plus de heurt que ne le laissait présager la situation initiale. Le second élément revêt une importance toute particulière puisqu’exploser ce pantin de papier mâché (mais oui, faites un effort) vous garantira l’obtention de quelques bonbons de vie souvent bienvenus. C’est à vous de trancher : sortir le bâton pour quelques bonbons ou peut-être tout simplement pour vous faire battre. Dans le même genre d’idée, la tronçonneuse magique permet d’ouvrir en deux n’importe quel importun, faisant jaillir un geyser de mignonnes petites munitions. Dans les deux cas, je trouve que c’est une mécanique intelligente, qui invite à ne pas zoner près d’items stratégiques, ce qui contreviendrait au principe général de design. Il ne s’agit donc pas juste la récupération opportuniste des instants de violence gratuite telle que mise en oeuvre dans Brutal Doom.
Enfin, le dernier élément de game design extrêmement important est la gestion de l’aggro. Au-delà de la simple notion d’équilibrage, id Software a déployé une méthodologie de détermination des agressions à base de tokens, que je traduirai par jetons d’attaque. Afin d’autoriser un ennemi à lancer une attaque, le jeu consulte le nombre de jetons encore disponibles. Si jetons il reste, le NPC en emprunte un exemplaire le temps de réaliser l’intégralité de sa boucle d’animation d’attaque, cooldown compris. Il ne restitue le jeton qu’une fois cette condition remplie. Ce gestionnaire très intelligent de coordination des attaques ennemies permet donc d’éviter l’occurrence de situations aussi problématiques qu’insurmontables. “Mais quel rapport cela peut avoir avec le push forward ?”, me feriez-vous remarquer, lecteur(trice) averti(e) (vous êtes définitivement les meilleurs). Parce que les développeurs ont mis sur pied un système de contournement. Les ennemis présents dans le champ de vision du joueur ont la possibilité de voler un jeton d’attaque à leurs petits camarades confortablement situés hors de notre zone d’attention. Ce système permet donc de resituer la plupart du temps la menace devant nos yeux, nous intimant de nous ruer sur les adversaires visibles, donc forcément plus dangereux.
C’est l’ensemble de ces dispositions qui assurent la parfaite cohérence du game design, sans qu’aucune mécanique ne viennent contrarier le fonctionnement de cette mécanique très bien huilée. Le joueur qui s’investit et s’abandonne au flow a en main un florilège d’options à mettre en oeuvre pour déjouer l’ensemble des puzzles d’action que les développeurs lui soumettent. Mieux encore, son engagement lui octroie une juste rétribution : celle d’être le véritable Doom guy, un rouleau compresseur à démons que rien ne semble pouvoir arrêter. Les regards effrayés sont braqués sur nous alors que nous progressons sous une épaisse pluie de sang, plongés dans une transe mortelle qui ne s’interrompra que lorsque le dernier monstre sera réduit en bouillie informe. Doom parvient à se réincarner dans une nouvelle formule, finalement bien éloignée de l’originale. Sa composition n’a globalement plus grand chose à voir, mais le goût reste pratiquement le même. Chapeaux les artistes.
Je pourrais poursuivre en expliquant en quoi ce système de jeu permet une adaptation astucieuse des niveaux de difficulté, évoquer les possibilités de customisation de l’arsenal offertes au fil de l’aventure, évoquer le sound design des armes et du jeu en général, vous dire combien j’aime Mick Gordon et son excellente bande son (qui peut rivaliser avec celle de Trent Reznor sur Quake) ou encore produire deux pages sur la somme des éléments qui selon moi permettent d’améliorer sensiblement un gunplay (indice : id Soft les coche tous).
Oui, je le pourrais. Mais je crois surtout que ça ne rendrait l’aticle que plus indigeste.
Alors chères lectrices et chers lecteurs, je vous invite d’une part, à vous plonger ou replonger dans cet excellent jeu, d’autre part de partager avec moi votre fébrilité relative à la sortie prochaine de Doom Eternal (en novembre prochain).
Si vous souhaitez approfondir votre connaissance de la conception de cette résurrection de Doom, je vous invite à :
- Vous pencher sur les trois présentations tenues au cours de deux itérations de la GDC, que je vous ai amoureusement insérées ci-après.
- Si vous êtes fans de métal, jetez une oreille à la B.O. de Mick Gordon : https://open.spotify.com/album/0KQyC28P9808r0oKKNgHvp?si=oii4t3n8Q1SDLkafZxXF3g (Redirection vers Spotify)
- Si l’occasion se présente, feuilletez The Art of Doom
Doom
Développeur : id Software
Editeur : Besthesda Softworks
Sortie : 13 Mai 2016
« Bagarre à chaque coin de rue, la suivante je me frotte les mains »